QEL-A — Quel avenir pour le projet et les valeurs humanistes face à la digitalisation des sociétés ?

Avant-propos :

Chaque année, le Grand Orient De France propose à ses loges cinq sujets de réflexion. Chaque Loge, selon sa taille, est tenue de fournir sa contribution à une ou plusieurs de ces questions. Tous les rapports produits en retour seront consolidés jusqu’à être présenté au Convent pour validation finale. Le recueil de ces consolidations donne régulièrement lieu à une publication externe pour faire connaître la position de notre Obédience..
Notre loge Aménité et Fidélité s’oblige à répondre chaque année à au moins deux de ces Questions à l’Étude des Loges (QEL).
Ce texte reprend la synthèse de nos travaux pour la question A 2019-2020, que nous avons votée le 6 février 2020. À ce stade du processus, le contenu publié dans cet article n’engage donc que notre Atelier.

Comprendre les risques inhérents à la numérisation et reconnaître notre responsabilité

Le phénomène de la numérisation (dénomination que nous préférons à celle de digitalisation) influence d’ores et déjà significativement et durablement nos comportements. Dans ce contexte, le projet d’ériger nos valeurs humanistes doit se penser en dépit des risques qu’entraîne cette technologie, et aussi grâce à ses apports. Il doit également prendre en compte les influences sur la numérisation des régimes politiques et économiques, à l’échelle mondiale (détournement au profit du monde marchand dans les modèles libéraux ou contrôle politique des individus dans les modèles totalitaires).

La révolution numérique nous semble porteuse de deux péchés originels 

  • les règles qui permettent de coder et décoder les données numérisées sont connues de quelques spécialistes, mais seuls des ordinateurs sont capables de les interpréter sans failles. Notre mémoire partagée est donc confiée à des machines.
  • la délégation d’une grande partie de nos décisions quotidiennes à des systèmes d’information signifie que nous nous en remettons à la froideur mathématique d’algorithmes exécutés par des machines inconscientes de leur environnement biologique et culturel.

Reste que la technologie informatique a été conçue par les humains. Ses applications déployées par d’autres humains sont à l’usage des humains. Les algorithmes traduisent l’intention de leurs concepteurs, étant eux-mêmes guidés par le cahier des charges de leurs commanditaires.

Si l’on ne peut nier la valeur ajoutée apportée jour après jour par les nouveaux services numériques (notamment en matière médicale) grâce à l’incroyable accélération de la puissance de calcul, du développement des réseaux et de la capacité de stockage des données, chacune de ses évolutions a une contrepartie sur notre mode de vie et nos comportements sociaux. Nous ne le constatons qu’après coup : l’accélération des cycles de progrès nous met aujourd’hui dans la situation inconfortable du fait accompli et nous réagissons aux conséquences des nouveaux services plus que nous ne les anticipons. Nous nous rendons alors dépendants de ceux qui les proposent. D’acteurs, nous passons à clients. De sujets, nous devenons objets.

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L’abandon de poste n’est pas envisageable

Considérer les conséquences de la numérisation comme une fatalité reviendrait à considérer l’ordinateur comme la nouvelle « main invisible » pilote de notre destin. Déléguer aux techniciens et aux marchands la réponse aux questions que posent nos usages déviants des technologies numériques serait un abandon de poste qui ne ferait qu’accélérer notre perte de contrôle.

Nos valeurs humanistes seront dans l’avenir ce que nous déciderons d’en faire. Dans cette perspective, les francs-maçons doivent être irrémédiablement optimistes face à l’avenir instable que provoque le déploiement numérique.

Ainsi, répondre à la question qui nous est posée suppose que nous sachions distinguer entre les risques inhérents aux solutions numériques et ceux dépendant de leurs applications. Aux premiers (les risques techniques intrinsèques) s’appliquera le principe de précaution. On remédiera aux seconds (liés aux applications) par une approche éthique.

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La réponse doit être éthique

Une éthique de la technique nous a manqué et nous manque encore pour aborder la révolution numérique. Aujourd’hui, notre réponse doit à la fois promouvoir une résistance éthique (l’éducation citoyenne étant la condition préalable à une prise de conscience la plus large possible), et d’autre part, œuvrer au rétablissement de l’autorité de nos systèmes démocratiques de gouvernance (nationaux, Européens ou internationaux) pour imposer une réglementation de l’économie numérique.

Le respect de l’éthique dépend de l’engagement volontaire de chacun pour l’intérêt du bien commun. Chaque citoyen doit redevenir le responsable de son futur, assumant les conséquences de l’utilisation de services numériques choisis en conscience.

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Le pire n’est pas certain

En matière de risque démocratique, le pire n’est pas encore certain. Ainsi :

  • La protection des données privées était, il y a seulement cinq ans, annoncée comme impossible et allait tuer le modèle même de la nouvelle économie. Pourtant, le Règlement Général de Protection des Données (RGPD), promu par une Europe pour une fois unanime, existe aujourd’hui. Aussi imparfait qu’il soit, il s’attaque également à la mise en place d’un droit à la compréhension des décisions algorithmiques, en exigeant notamment de ceux qui manipulent les données qu’ils puissent expliquer les résultats de leurs calculs, sous une forme intelligible par les personnes concernées. Plusieurs décisions judiciaires ont depuis confirmé cette obligation.
  • De nombreuses initiatives internationales venant d’experts en matière d’Intelligence artificielle plaident pour la mise en place d’une agence de sûreté et de régulation de la mise sur le marché des algorithmes, ou pour la création d’instances d’intérêt public chargées de gérer les données appartenant à leurs citoyens. Pourquoi en laisser le seul bénéfice aux entreprises qui bâtissent leur fortune personnelle en organisant la collecte de ces données ?

Ces exemples sont à la fois inquiétants quand ils confirment la réalité des menaces et rassurants quand ils annoncent la possibilité de ripostes pour reprendre le contrôle de nos cycles de décisions. Ils se réfèrent en tout cas à une notion d’humanisme numérique, comme une façon de s’interroger sur la compatibilité entre éthique et développement des applications du numérique. Ils visent alors un objectif d’évolution technologique dans le cadre du respect des individus, pour nous permettre d’orienter lucidement le cours individuel et collectif de nos destins.

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QEL-E — Le développement durable est-il un luxe accessible aux pays émergents ?

Avant-propos :

Chaque année, le Grand Orient De France propose à ses loges cinq sujets de réflexion. Chaque Loge, selon sa taille, est tenue de fournir sa contribution à une ou plusieurs de ces questions. Tous les rapports produits en retour seront consolidés jusqu’à être présenté au Convent pour validation finale. Le recueil de ces consolidations donne régulièrement lieu à une publication externe pour faire connaître la position de notre Obédience.
Notre  loge Aménité et Fidélité s’oblige à répondre chaque année à au moins deux de ces  Questions à l’Étude des Loges (QEL). Ce texte est une synthèse de nos travaux pour la question E que nous avons votée le 27 janvier 2020. À ce stade du processus, le contenu publié dans cet article n’engage donc que notre Atelier.

1. Les termes de la question :

L’intitulé volontairement condensé et souvent provocateur des QEL nécessite une définition de ses termes pour contourner ses ambigüités et recadrer le domaine de notre réponse.

Le développement durable […]

Nous retenons la définition de l’ONU (rapport Brundtland) : est durable “un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.”
Au-delà de la démarche écologique de la gestion commune des ressources naturelles (comme l’air, l’eau et la terre), rechercher une réponse durable participe d’une approche systémique qui se préoccupe simultanément de trois dimensions : sociale, économique et environnementale. Toutes trois sont indissociables.

[…] un luxe accessible […]

Luxe est souvent opposé à nécessité. Le luxe désigne ce qui est superflu, qui se place au niveau du confort, par définition réservé à ceux qui ont déjà satisfait leurs besoins vitaux.

[…] aux pays émergents […]

Ce terme économique de pays émergent est récent : 1980. Dans le langage ordinaire, il remplace aujourd’hui celui de pays dont l’économie est en voie de développement, c’est-à-dire l’intermédiaire entre économiquement sous-développée et développée. Il a été créé pour les investisseurs boursiers à la recherche de nouveaux marchés. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont les plus souvent cités.

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2. Une question étriquée

La question de cette année ne fait donc pas exception à la règle, tant elle intègre de contradictions internes :

L’expression générique de pays émergents ne saurait désigner un groupe représentatif homogène. Ils ne partagent ni les mêmes problèmes économiques ni la même vision de leur futur politique. Ce constat est particulièrement évident au vue des situations très spécifiques des pays du BRICS. Rien n’indique que ces derniers, même s’ils se présentent parfois comme un contre-pouvoir face à l’arrogance des pays développés, aient le projet d’élaborer une stratégie commune, notamment face aux défis écologiques.

Les préoccupations au cœur du développement durable (l’accès à l’eau potable, la qualité de l’air ou la préservation des sols) sont au premier niveau de la pyramide de Maslow, celui de la nécessité pour la survie auquel la Déclaration des droits de l’homme nous engage. Où que ce soit sur la planète, on ne saurait les considérer comme un luxe.

Quel que soit le gouvernement qui analyse un besoin, qui plus est vital, quand il ignore la dimension sociale et environnementale pour ne considérer que son coût à court terme, il commet un contresens méthodologique. C’est ce que corrige une approche du développement durable, en mettant en place le scénario qui aboutira progressivement à une solution pérenne.

Le développement durable ne peut donc pas, en lui-même, être considéré comme un luxe. Penser le long terme, surtout quand il s’agit de l’avenir de notre bien commun que constituent les ressources de notre planète, est une nécessité pour le futur de tous.

On ne saurait pas davantage aborder la question avec une logique de blocs qui opposerait les pays riches, émergents ou pauvres. Cette approche est aujourd’hui révolue.

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3. Conclusion

L’urgence climatique bouscule nos politiques économiques et leurs priorités.
Cette urgence est différemment perçue, comme le montre la remise en cause des conclusions de la COP-21. Sur les 195 délégations signataires de l’accord de Paris, seuls 16 d’entre elles ont défini un plan d’action climatique qui permet d’honorer leur engagement. Ensemble, elles représentent moins de 9 % de l’émission totale des gaz à effet de serre quand les États-Unis qui ont depuis quitté l’accord en émettent le double à eux seuls.

Mais l’heure n’est plus à la recherche de coupables et les injonctions sont improductives. Notre avenir commun est en danger et nous avançons avec le même calendrier. Les plus démunis vivront en premières lignes les catastrophes annoncées.
Les efforts considérables nécessaires pour en contourner les risques au bénéfice de tous ne peuvent de toute façon être financés que par ceux qui en ont les moyens.
C’est une lapalissade.

Que penseront nos successeurs de nos égoïsmes passés, de nos nationalismes étriqués ou de notre conception datée de la croissance ?
Nous devons œuvrer à l’évolution de nos mentalités pour organiser une transition aussi douce que possible mais qui suppose une incontournable remise en cause de la distribution actuelle de nos richesses. Il n’y a pas aujourd’hui d’autre alternative que la solidarité.

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